Le bagnard de treize ans, portrait de lecteurs

Publié le 9 Mai 2011

Il avait pourtant eu un petit espoir en voyant la couverture colorée, avec une jolie jeune fille aux joues rondes courant derrière un vieillard au nez crochu. Ca avait l'air plutôt rigolo, finalement...

Bon , allez, quand faut y aller, faut y aller... Molière, l'Ecole des femmes.

 

Et là: le coup de massue, la dégringolade, la désillusion totale: il ne comprenait RIEN!! Pourquoi est-ce qu'il comprenait un mot sur trois? C'est écrit dans quelle langue, ce truc? Pourtant elle est gentille, la prof, une jeune femme avec une voix douce et un beau sourire. Mais là, elle les a bien arnaqué: "l'acte I à lire pour la rentrée. Vous allez voir, c'est du théâtre, ça n'est pas très difficile." La blague! Pas difficile? En effet, ouais, pas difficile, on est au-delà de ça, là, c'est carrément incompréhensible!

 

  Abdel eut un espoir fou. Il prit son portable, arraché à ses parents après trois mois de lutte féroce à l'heure du diner. "Allo, Nicolas? Tu l'as lu, le bouquin, pour le français, là? Tu peux me le raconter vite fait? -..........- Merde, tu l'as pas lu non plus? Comment je vais faire, moi? Ouais, pas le lire, t'es marrant, toi, on voit que tu connais pas ma mère. Elle trouve que la lecture c'est super important et qu'en plus c'est super simple alors si je le lis pas ce bouquin pourri je vais me faire défoncer. -...- Bon ben ok, chacun sa merde, hein, qu'est-ce que tu veux."

 

Bon. Abdel est un bon gars, dans le fond. Il a bien envie de faire plaisir à sa mère et à sa prof de français. Alors il retrousse ses manches, il se carre bien dans son fauteil et attaque la scène 1 de l'acte I.

 

Les sourcils fronçés, il pense que si il se concentre très fort les mots vont peut-être prendre un sens à la longue. Il comprend un mot sur trois, il a l'impression de lire l'annuaire ou un bouquin en langue étrangère. Mais, fidèle au poste, tel le soldat en première ligne, il ne recule pas devant le combat et reste pendant une heure, les sourcils froncés, le front plissé, à lire un texte à trou, mais qui a beaucoup, beaucoup de trous...

 

Une semaine plus tard, sur sa copie, il verra avec un profond sentiment d'injustice écrit en rouge: "As-tu bien lu le passage demandé?". Et c'est bien la dernière fois qu'il ira au front avec le courage du soldat.

 

Le livre est une bataille qu'il a perdu pour la dernière fois. Il n'en ouvrira plus.

 

 

 

Ps: J'ai un amour immodéré pour Molière, n'y voyez pas une attaque contre ce génie du théâtre, et c'est très bien que les petits gars de 4ème puisse se bidonner à la lecture de ses pièces... Encore faut-il le faire d'une façon qui ne les exclue pas définitivement du plaisir de la littérature française...

Rédigé par ecrire-divaguer

Publié dans #contes et nouvelles

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