La bibliothécaire
Publié le 1 Mars 2011
Madame Lamarre se tenait toujours très droite au comptoir de sa bibliothèque quand elle « faisait l’accueil » deux fois par semaine. Elle se tenait aussi très droite dans son bureau, même s’il n’y avait personne pour la regarder. Le regard qu’elle portait sur les rayonnages n’était pas d’amour, mais de satisfaction et d’orgueil. Se trouvaient réunis là ce qu’il fallait savoir du monde et ce qu’il fallait en penser. Les saints tutélaires de ce sanctuaire se prénommaient Shakespeare ou Goethe, Chateaubriand, Descartes, Dolto… Ces figures respectables se rangeaient comme il convient selon un classement bien pensé et chacune prenait sa place attitrée dans la farandole du classement alphabétique. Mais le saugrenu de certaines rencontres occasionnées par le classement alphabétique n’atteignait pas Madame Lamarre. Ces livres existaient pour être classés, rangés, lus et compris. Ces commandements ne souffraient pas d’exception. Madame Lamarre avaient sous ses ordres les régiments de la culture en ordre de bataille. Et qu’on respecte cet ordre.
Madame Lamarre ne lisait pas pour le plaisir. Plus jeune, elle avait lu parce qu’il « fallait » lire. Puis, passionnée de classement méthodique et vestale de l’Ordre, elle était rentrée dans les ordres bibliothécaires. Faut-il révéler cet inconvenant secret ? Madame Lamarre n’aimait pas lire.
Elle aimait les livres comme elle aurait aimé des pierres placées dans des vitrines par pays et par catégories, eût-elle été conservateur d’un musée de sciences naturelles. Elle aimait leurs tranches au garde à vous dans les rayons, brillantes et colorées, elle aimait les bibliothèques en bois blond dans lesquels ils se trouvaient.
Elle lisait uniquement les classiques, les essais et les « œuvres incontournables » qui se trouvaient sous sa sagace juridiction. Ces lectures étaient faites avec l’attention due à un sacerdoce, comme elle eut placé l’hostie dans la ciboire ou posé des fleurs sur un autel. Raidie dans un sérieux plein de componction, assise très droite chez elle, dans un fauteuil, elle lisait comme on prie. Son amour de la connaissance et de la culture l’empêchait d’éprouver un sentiment tendre pour un livre en particulier. Eprouver de l’attirance pour un auteur lui aurait paru un sentiment honteux, de ces désirs inavouables que l’on cache pour les assouvir.